Il s’agit là d’un devoir scolaire réalisé au collège, en Troisième. À la suite d’un voyage scolaire en Ardèche (une « classe verte »), il nous avait été demandé de rédiger une nouvelle se déroulant là-bas. J’ai décidé pour ma part d’en faire un récit historique, se déroulant au début du XXe siècle et d’y inclure mon animal fétiche de l’époque : le loup. Je ne me souviens plus de la note que j’ai eue, mais en tout cas mon professeur (dont je ne me souviens plus non plus du nom) avait été dithyrambique, ce qui avait considérablement flatté mon égo.

I

L’ŒIL DU LOUP

« Grise est toute théorie
seul reste éternellement vert
l’arbre de la vie. »
Goethe

Un furtif coup d’œil, deux étincelles dans le soleil du matin, les yeux étaient apparus, m’avaient remarquée, et hop ! ils avaient disparu, et la vie avait repris son cours, comme à son habitude : à côté de moi, un campagnol se faufile dans les broussailles ; derrière, le lézard craintif disparaît dans un creux de la roche sur laquelle je suis assise ; une légère brise secoue délicieusement les ramilles de l’aulne qui dégringole devant moi et autour, ce n’est qu’un enchevêtrement de genêts et chênes verts. J’entends au loin le scintillement des flots de l’Ardèche et l’odeur charmante du thym emplit délicatement mes narines. Je soupirai. Qu’est-ce que cela était ? A qui appartenaient ces pupilles écarquillées ? La semi-obscurité m’avait empêchée d’identifier la bête.
– Au fait, savais-tu que l’on a retrouvé la génisse du père Chauvel, égorgée et vidée de ses entrailles, dans le petit bois qui longe son champ ? Certains pensent à un gros carnassier, d’autres parlent d’une troupe de gitans installés non loin…
Je sortis de mes rêveries en sursautant et me rendis compte que j’étais chez moi, que je mangeais, qu’il était dix-neuf heures et que mon père me parlait. J’examinai avec déception la salle qui m’entourait. La fenêtre perçait le mur devant mes yeux, laissant apercevoir les traînées rougeâtres du soleil couchant. Sur les étagères, le désordre régnait et l’horloge, derrière, énonçait inlassablement son tic-tac monotone. Mes yeux se posèrent sur le portrait de ma mère qui stagnait depuis toujours au-dessus de l’armoire, à ma droite. Elle était belle. Ses cheveux bruns retenus en chignon soulignaient somptueusement la clarté de son front tandis que ses tempes arrondies révélaient des lèvres minces et distincts qui éclairaient son visage d’un sourire enchanteur, ses yeux bleu-vert étaient emplis d’intelligence et la longueur de ses fins sourcils accentuait chez elle un aspect félin et sensuel. Elle était belle et elle me regardait, confiante. Cette somptueuse chevelure, ce sourire enchanteur, ces yeux intelligents, cet aspect félin, je ne les avais pas connus, ma mère était morte à ma naissance, à l’aube du vingtième siècle, et j’avais toujours énormément souffert de cette cruelle absence qui m’enlevait à mon insu une partie de moi-même.
– Nous ne savons pas trop quoi faire, au village. Cela fait déjà la cinquième victime, deux agneaux et trois génisses, depuis le début du printemps. Didier Leroi a proposé d’organiser une battue. Qu’est-ce que tu en dis ? Une prochaine réunion se passe samedi, tu viendras… ?
Mon père voulait décidément entretenir la conversation. Je m’illuminai d’un vague sourire :
– Bien sûr, super…
Puis nous quittâmes la table et une fois dans mon lit, je repensai à ce qui était le début d’un grand bouleversement dans ma vie.
Ce qui m’était arrivé le matin même m’intriguait. À treize ans, je n’étais plus une idiote et je m’en sortais bien en biologie et zoologie, la faune d’Ardèche n’avait plus de secrets pour moi. De plus, ici, à Salavas, nos parents nous apprenaient dès l’âge de la raison à communiquer avec la nature ; le braconnage et l’élevage étant les principales ressources du village. C’est pourquoi je sus tout de suite que ces yeux-là n’étaient pas communs aux autres. Deux croissants jaunes, fins et obliques, cernés de noir, à la différence de ceux des chiens, ovales et horizontaux. Je passai en revue les carnassiers de la région mais aucun ne me parut plausible. Soudain, je me remémorai l’affaire qui préoccupait tant mon père, maire de ce village. Se pouvait-il  qu’il y ait une relation ? Cette idée me tourmentait. La chose allait très vite prendre une dimension extraordinaire. Mes idées s’embrouillèrent, mes paupières s’alourdirent et bientôt je nageai au milieu d’une flore extraordinaire tandis qu’un gigantesque ours me fixait de ses pupilles jaunes et m’entourait de ses griffes acérées. Demain, il ferait jour.

 

II

LA PETITE CATHERINE

« Elle a dévoré avant-hier une petite fille qui gardait des bestiaux à une lieue d’ici. »
(Gazette de France, 14 Janvier 1745)

Ce vendredi, il me fallut aller en classe, mais j’étais bien décidée à ne parler à personne de mon aventure. Pourtant, toute l’école parlait de cette mystérieuse bête qui dévorait les troupeaux, mais les faits se trouvèrent finalement bien déformés et la plupart des élèves en vinrent à la conclusion qu’un gigantesque dragon avait élu domicile dans la pâture de monsieur Chauvel et tué la moitié du village dont monsieur Lupin, le maire.
Une grande panique s’en suivit, tous les enfants du village vinrent me présenter leurs condoléances tandis que j’essayais, en vain, assez amusée de la tournure que cela prenait, de les convaincre qu’il n’y avait eu pour l’instant aucune victime humaine dans cette histoire. J’allais d’ailleurs bientôt m’en mordre les lèvres car le soir même, la jeune madame Duval nous rendit visite, rouge de fatigue, essoufflée, en pleurs, pour nous annoncer que Catherine, sa petite dernière, avait disparu.
– « C’est affreux, dit-elle, j’en suis sûr ! C’est la Bête qui a frappé ! Oh ! Monsieur Lupin, je suis désespérée ! Ma pauvre petite Catherine ! Une enfant si charmante ! »
Mon père entreprit de la consoler, tâche oh combien ! périlleuse : « Voyons, madame Duval ! La jeune enfant est sans doute tombée de son berceau, elle doit être dans les environs ! Ne vous inquiétez pas, on va la retrouver !
Et mon père de convoquer les hommes du village, et ceux-ci de s’enfoncer dans la nuit, lanternes en main, meutes fringantes à leur suite, et les femmes de sangloter, et les enfants terrorisés de se cacher dans leurs jupons : Cette nuit-là, au village, personne ne dormit, la campagne fut emplie de plaintes, d’appels, de jappements, de hurlements, mais rien n’y fit : la petite Catherine avait disparu corps et âme.
Le lendemain, l’agitation de la nuit avait fait place à une peur indéfinissable. Les portes furent closes, l’on sortait les fusils depuis si longtemps inutilisés, plus personne n’osait arpenter les rues poussiéreuses de Salavas et notre vieille église romane s’emplissait de fervents pélerins. Quant à moi, je vécus ma seconde aventure, celle qui allait opérer le tournant décisif de ma vie. En effet, mon père me chargea d’une tâche peu réjouissante qui consistait à inspecter les pièges pour en vérifier les prises. Il fallut donc me rendre une seconde fois sur la falaise où, par cette journée de printemps, la nature battait son plein. Le coucou et le bruant entonnaient tour à tour leurs refrains monotones, la mésange s’affairait autour de son nids, affinant un laborieux travail pour y déposer, quelques jours plus tard, le fruit de ses efforts et le milan noir, majestueux, arpentait la campagne colorée tel le seigneur veillant sur son domaine. L’odorant thym poussait ça et là et élevait triomphalement ses fleurs violettes ; l’on apercevait, plus bas, l’écoulement paisible de l’Ardèche et rien ni personne n’aurait pu perturber la solitude de ces lieux enchantés. Je m’arrêtai finalement dans une petite clairière au bord de la falaise pour vérifier le premier piège, posé hier par mon père, et veiller à ce qu’un « puant » ne vienne y fourrer son museau. Telle ne fut pas ma surprise quand je remarquai que le morceau de viande qui servait d’appât avait disparu et que le piège lui-même s’était refermé sur le vide. Je fus d’abord emplie d’horreur. L’animal qui avait réussi l’exploit devait être étonnement rapide, vif, intelligent, rusé, souple et endurant. Or, aucun carnassier n’avait toutes ces qualités à la fois. Alors une idée me vint en tête et je souris : « mais bien sûr, me dis-je, ce ne peut être que l’œuvre de monsieur Simon, ce vieil écologiste toujours en colère ! Pourtant, je ne l’aurais jamais cru capable de saboter ainsi le travail de papa ! »
La tâche me fut aisée d’éloigner les mâchoires, mon père m’ayant initiée à l’art peu reluisant de la chasse et du braconnage. En effet, je remplaçais à la maison à la fois la mère de famille, la bonne de service et le garçon que mon père aurait pu avoir, et j’étais fière de ce dernier privilège, dont peu de fillettes pouvaient se vanter au village.
Puis je poursuivis mon chemin, à l’encontre d’une seconde surprise. Etranglé par un collet qui lui étreignait le cou, ce jeune lièvre me stupéfia : son flanc droit était entièrement dévoré par une bête sauvage, probablement la même que celle de l’épisode précédent et…
Aussitôt, un mécanisme s’enclencha dans ma cervelle et je compris alors que tous les événements produits ces dernières semaines avaient un point commun , que ce point commun était grand, intelligent, féroce mais aussi prudent, rusé, peureux ; un point commun pas comme les autres, que je croyais n’exister que dans les contes et les cauchemars d’enfants mais qui était maintenant présent, et ce point commun, c’était le LOUP !

 

III

LE PIEGE

« Lorsque le loup tombe dans un piège, il est tellement et si épouvanté qu’on peut lui mettre un collier, l’enchaîner, le conduire ensuite où l’on veut. »
L’Auteur de la Nature, 1782

Aussitôt, sous mes yeux se reconstitua la scène fascinante, envoûtante, de cet animal si puissant qui avait, comme les empreintes environnantes le prouvaient, guidé si habilement le gibier vers l’objet de la mort ; je revis le petit animal, terrorisé, sautiller entre les arbres, culbutant, déterrant sur son passage des mottes de terre, roulant des yeux effarés, n’ayant qu’un seul but : échapper à cette mort qui se rapprochait sans cesse, au point de sentir le souffle puissant de la bête qui, de ses robustes pattes, enjambait avec une confiance et une assurance surprenante les fourrés à une vitesse grandissante, virant à droite, puis à gauche, jusqu’à l’endroit infernal, au bord de la falaise ; je perçus le clappement sec du nœud coulant se refermant sur ce cou tendre et fragile, l’ultime hurlement de douleur que tout lièvre se doit de pousser en voyant la Mort s’approcher, déchirant l’espace, puis le hurlement triomphal du loup, résonnant dans la campagne comme un avertissement. Je restai paralysée. Le tragique événement s’était déroulé loin de toutes habitations, de sorte que personne n’en avait le soupçon.
De menus jappements et bruissements retinrent mon attention. Je me précipitai vers un troisième piège pour y découvrir le dernier spectacle, le plus horrible, celui de cette bête endiablée, poussant des hurlements de douleur, une patte brisée entre deux mâchoires, que j’appelai dès lors « objet du diable » et en qui j’acquis une horreur telle au point de détruire par la suite tous ceux de mon père.
La louve, car c’en était une, était étonnement imposante. Elle me  fixa, terrorisée, et je reconnus dans ses yeux les mêmes que j’avais aperçus quelques jours auparavant. Il fallait que je la sauve, à tout prix, elle ne devait pas mourir, pas elle !
J’avançai prudemment une main et la retirai aussitôt, les énormes canines ayant failli l’atteindre. L’animal avait été rendu fou de rage par la douleur et je ne savais comment faire pour le calmer, mais quelques minutes plus tard, épuisée, la bête s’écroulait sur la rocaille en poussant un couinement. Je m’avançai prudemment et quand ma main se posa sur la cuisse de la louve, celle-ci fut parcourue d’un frémissement de rage mais n’eut pas la force d’attaquer. J’écartai doucement les deux arceaux de fer, doucement j’en dégageai la patte et enclenchai une seconde fois l’outil sur un morceau de bois, de sorte que plus aucune bête ne vienne y perdre la vie. La machine avait sérieusement endommagé la pauvre bête et je ne savais que faire pour la sauver. Finalement, j’entrepris doucement de remettre l’os en place, puis j’arrachai un pan de ma jupe et l’enroulai autour de la plaie pour arrêter l’hémorragie. Quand elle eut repris conscience, je la fis boire et j’essayai de la remettre sur pied avec succès. Ses yeux doux et bienveillants me fascinaient.
Finalement, dès qu’elle se fut remise de ses émotions, elle s’éloigna en boitillant.
Maintenant il fallait expliquer la raison de mon retard, le travail non terminé et la robe déchirée à mon père, cela n’allait pas être de tout repos.

 

IV

LA TEMPÊTE

« Parmi l’obscur champ de bataille
Rodant sans bruit sous le ciel noir
Les loups obliques font ripailles
Et c’est plaisir que de les voir
Agiles, les yeux verts, aux pattes
Souples sur les cadavres mous… »
Paul Verlaine, les Loups

 

A ma grande surprise, dès que je trouvai en vue de la sombre chaumière, mon père se précipita à ma rencontre :
– « Ma chère Lucie, s’écria-t-il, saine et sauve ! Le père Simon est formel ! Les loups, ce sont les loups ! Les loups sont revenus ! »
Par prudence, je feignis la peur et la surprise. Mon père poursuivit : « Les hommes sont prêts, laisses en main, fusils à l’épaule. Viens-tu ? Le vieux Simon a protesté, insinuant que le loup disparaît. Foutaises. Les habitants, la vie, les bêtes de ce village sont en danger ! Viens-tu ? »
J’acquiesçai d’un signe de tête. Tout à coup, derrière nous, un grondement retentit, le vent se leva, le ciel s’obscurcit et la pluie se mit à dégringoler, doucement d’abord, goutte par goutte, puis le ciel se mit à se déverser par trombes. L’eau divine jaillit, jaillit, la pluie crépita, les arbres s’agitèrent, le tonnerre gronda, l’éclaire foudroya l’univers. Lumineuse, torrentielle, fascinante, la tempête se leva, c’est l’hécatombe, l’apocalypse ! Le pandémonium végétal ! La colère de Zeus ! Puis, au jour déclinant, la petite expédition s’avança sans peur, dans l’ouragan mugissant, à la recherche des loups.
Nous allâmes lentement, dans les profondeurs de la forêt, un silence de mort régnait à notre passage. Les chiens, nerveux, s’agitaient et je sentais sous ma paume l’excitation grandissante de Lycaon, mon doux berger allemand. Nous entendîmes alors un long et harmonieux hurlement, suivi d’un second, puis d’un troisième, puis toute la meute s’y mit, répondant à l’appel sauvage qui les tenaillait à chaque instant. La lune se leva, pleine, parmi les nues sombres et fantomatiques ; le Malin s’était emparé de la campagne, le Sabbat des Sorcières ne faisait que commencer.
Tout à coup, Lycaon m’échappa. « Lycaon, m’écriai-je, Lycaon, reviens ! » et, sans hésiter, je m’élançai dans les broussailles à la suite de mon fidèle compagnon qui avait succombé au charme diabolique de la louve.
Longuement, je courus, sous la pluie battante, m’égratignant aux branchettes, rouge de sueur, jusqu’à ce que mes jambes ne me portent plus. Là, je stoppai, pour me rendre à l’évidence : dans le noir de la nuit, tous les arbres me paraissaient égaux, aucune clairière ne m’était connue, j’étais perdue. Le désespoir m’empara, j’eus beau hurler, pleurer, appeler, personne ne me répondit et finalement, il me fallut m’introduire dans une petite excavation au bas d’une falaise pour ensuite m’écrouler sur un tas de feuilles sèches et craquantes et sombrer dans le sommeil.
Quand je me réveillai, le lendemain matin, jour du seigneur, je sentis une fourrure chaude sur ma nuque et quelque chose remuer contre ma poitrine. Lentement, mon cerveau ankylosé sortit des affres de la peur et mes paupières se décollèrent. Quelle ne fut pas ma surprise quand j’aperçus à l’entrée de la caverne, Lycoptès, le fils de Lycaon et de Lupa, qui avait disparu depuis quelques semaines et que l’on avait cru mort, dévoré par une bête sauvage. Je me dégageai difficilement d’une série de petites boules poilues qui s’excitaient joyeusement et dans lesquels je reconnus Catherine, la petite Catherine, mordillant avec gaîté l’oreille d’un de ses compagnons. « Ainsi donc, me dis-je, la fillette serait tombée de son berceau, aurait erré autour de la maison et aurait été recueillie par la louve ! »
Lycoptès se précipita sur moi, lâchant son morceau de chair sanguinolente et me lécha joyeusement le visage. Je remarquai alors la louve, plus loin, son bandage à moitié déchiré par ses crocs, observant avec crainte et prudence les folâtries de Lycoptès, qui l’invita à se joindre à nous. Elle finit par se laisser convaincre et m’accueillit tout en boitillant d’un jovial coup de langue.
Il me fallut partir. Après un adieu bref, j’empoignai l’enfant dans mes bras et retournai au village.

 

V

LA MORT DU LOUP

« Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. »
Alfred de Vigny, la Mort du loup

 

Ce que je vais vous conter maintenant est triste, terriblement triste. Quand je revins au foyer, le bébé contre moi, mon père me retrouva avec joie et soulagement.
– « Nous t’avons cherchée toute la nuit, me dit-il, j’étais fou d’inquiétude : je croyais que le loup t’avait dévorée ! Nous avons quand même réussi à repérer la tanière et cet après-midi, le sacré animal paiera tous ses crimes ! Tu y seras, j’espère… D’où tiens-tu cette enfant ? Mais… mais… c’est la petite Cathy ! Madame Duval sera contente ! Vas-y, dis-moi ce qu’il s’est passé !
– Oh… eh bien… baffouillai-je, elle… elle était dans une caverne et… oh ! Papa ! Ne la tue pas, s’il te plaît ! Ne tue pas ma louve ! Le mâle c’est Lycoptès, le fils de Lupa, c’est elle et lui qui ont recueilli la petite ! Ils ne font rien de mal !
– Rien de mal ? Et ces troupeaux dévorés ? Non, Lucie, je ne peux pas, en tant que maire de ce village, je dois remédier à tout fléau ! tiens, Lycaon est revenu, il t’attend ! »
Je me précipita vers mon chien et jouai quelques temps avec lui en refoulant mes larmes. L’après-midi vint rapidement, et mon père arma son fusil. Nous partîmes, accompagnés de quelques collègues et de notre meute, vers la petite caverne où j’avais dormi la nuit précédente.
L’orage était passé, la nature reprenait son rythme habituel. L’on arriva sur un petit sentier presque abandonné, qui avait servi autrefois aux chasses à courre, longeant le bord de la falaise parmi les arbres frémissants. Là, se trouvait la fissure. Mon père enflamma une torche et la jeta dans l’obscurité. La grotte se trouva bientôt enfumée et les louveteaux sortirent un à un, suivis de Lycoptès et de la louve boitante. Les chiens se jetèrent d’abord sur les petits, mais la louve, qui faisait le double de leur poids, intervint énergiquement, les éloignant rapidement en compagnie de Lycoptès qui engagea un sanglant combat contre ses anciens compagnons.
Mon père, furieux, tira rageusement dans le tas. Nymphe, Godillot, Taloche, Phileon, Antigone s’écroulèrent sur le sol en compagnie de Lycoptès. Les autres s’écartèrent. Ne restait plus que la louve, brave, ses petits dans les pattes, grièvement blessée au flanc gauche mais fièrement dressée, la tête haute, les yeux injectés de sang, prête à tout faire pour ses louveteaux. Son courage et sa fidélité me stupéfièrent. Elle grondait tout en reculant, tandis que le cercle se refermait sur elle. Alors, mon père épaula, je me bouchai les oreilles, le coup retentit, la louve lança son dernier chant de désespoir, me regarda et, l’espace d’un instant, je crus voir dans ses yeux ceux de ma mère. Elle s’écroula, touchée en plein front. Les larmes jaillirent de mes yeux, je m’approchai d’elle et, jusqu’au soir, je pleurai contre elle, sa fourrure contre ma poitrine.
Personne n’avait su d’où elle venait, personne n’avait su qui elle était. Pour moi ce n’était que la Louve, et cela suffisait.

ÉPILOGUE

« – C’est le loup.
– Le loup ? dit Marinette, alors on a peur ?
– Bien sûr, on a peur. »
Marcel Aymé, Les contes bleus du chat perché.

 

Plus tard, je me consacrai entièrement à la protection et la réintégration des loups. C’est ainsi que je réussis à prouver l’innocence de ma louve quant aux bêtes qui avaient été dévorées. En effet, les crimes avaient été commis par une bande de voyous sur lesquels je mis la main et que je réussis à condamner pour violation de domicile et vol de bovins. Je m’intéressai aussi à la Bête du Gévaudan ainsi qu’aux enfants-loups et aux lycanthropes. Mes recherches ne furent jamais vaines, je réussis à retracer l’histoire du loup au fil des siècles, participai aussi à des expéditions au Canada où je pus observer librement la vie sauvage des loups et j’ouvris finalement en France un parc à loups où des milliers de visiteurs purent, chaque année, voir la beauté de ces carnassiers disparus. Maintenant, j’écris cette histoire, en espérant qu’elle sera lue par des fils de braconniers et des filles de chasseurs pour qu’ils se rendent bien compte de que les animaux, eux aussi, ont une âme, une vie, et le droit de la garder ; et qu’il n’y a qu’une bête qui est capable de tuer pour le plaisir et d’accuser son voisin : c’est l’Homme.

FIN


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