Voici une œuvre de jeunesse, commencée à 13 ans, achevée à 16 ans. J’aimais beaucoup la littérature animalière, à cette époque (la lecture assidue du journal La Hulotte n’y était pas étrangère). Cette nouvelle résulte de ma fascination pour les faucons pèlerins, et des randonnées effectuées dans les Pyrénées avec mes parents. J’avais fait un réel effort de documentation pour rendre le récit plus crédible (et c’était beaucoup moins aisé quand wikipedia n’existait pas !). J’aimais déjà, à l’époque, situer mes récits dans une époque précise…

I

UN MATIN ENTRE LES MONTS

 

« C’est au plus haut des cimes que survivent
Les dieux et les nains aux barbes de neige. »
Ludwick H. Becker

 

Le printemps s’était annoncé depuis déjà plus d’une semaine, en cette année 1236, sous le règne du bon roi Louis IX. Loin, par-delà les faîtes enneigés, les torrents fougueux, les lacs paisibles et les verts vallons, l’aurore transparut. Un dernier hurlement des loups annonça une de ces journées paisibles et sereines des montagnes, où la nature reprenait joyeusement ses ébats après un hiver cruel et sans pitié.

Thibault s’éveilla doucement, enfila ses braies et ses chausses, sans faire de bruits, et sortit au grand air. Les douces cimes des Pyrénées se dressaient, majestueuses, par-dessus les nues fantomatiques et la verte vallée. Ces montagne, Thibault les aimait, les vénérait plus que toute chose. Elles étaient là, et bien qu’ayant causé la mort de nombreux bergers et paysans, elles semblaient attirer les êtres vers elles, telles de cruelles princesses se repaissant du sang de leurs nouvelles conquêtes. La vie était dure entre de si pesantes menaces. Le jeune garçon aurait voulu continuer à rêvasser ainsi mais il fallait travailler : Thierry de Larruns, le seigneur de ces lieux, était puissant et Thibault n’était qu’un pauvre serf. Il se vêtit de son gilet de laine, mit son béret,  empoigna sa canne, et partit, son chien Nuage sur les talons, mener le troupeau par-delà les névés, les ravins vertigineux, jusqu’à une petite borde* qui surplombait le doux lac de Lùrs. L’ascension serait longue et difficile, et Thibault quitta avec regret le village de Lescun, où la chapelle sonnait justement les cinq coups.

Plus bas, au fort de Laruns, Messire Thierry dormait encore, en compagnie de Dame Chlotilde. Pourtant, la ville était animée d’une étonnante agitation qui régnait sur la grand place. En effet, le marché battait son plein ; gentes venues de toute part, nobles ou miséreux, se bousculaient parmi les étalages.

Mais quelque part dans la ville, sans se douter de la fébrile émotion qui animait Laruns, un homme s’affairait. Guillaume, le fauconnier, soignait avec un amour narquois les magnifiques rapaces du seigneur. Ah ! avec quel sanglante frénésie aimait-il à observer les bestioles s’acharner sur un morceau de chair sanguinolente posée sur le bord de la cage, avec quel cruel plaisir se surprenait-il à leur ravir la nourriture du bec pour les voir pleurer devant lui, soumis, à la recherche d’une maigre pitance ! Cet homme respirait de tout son être la haine et la méfiance. Ces bêtes, il les avait cueillies dans leur nid, à des dizaines de mètres d’altitude, il les avait nourries, dressées, de telle sorte que d’oiseaux qu’ils avaient été à leur naissance, ils n’étaient maintenant programmés que pour tuer à la taxe de l’homme ; leur vie était devenue un boulet qu’ils traînaient avec peine derrière eux, maltraités, et pourtant soumis à une obéissance aveugle pour leur maître. Et là-haut, oui, là-haut, leurs compagnons en liberté les regardaient avec pitié et méfiance.

Là-haut…

Soudain Saal le faucon piqua. Cela se passa en une fraction de seconde : quand il reprit son vol, l’étonnant oiseau tenait entre ses serres un malheureux choucas qui se débattait furieusement. Le soleil était maintenant au zénith, la matinée s’était passée dans la plus grande insouciance.


II

L’OISEAU-ECLAIR

«  Mon œil, inlassablement, parcourt l’horizon, à droite, à gauche, en haut, en bas… »
journal « La Hulotte », octobre 1978

Du haut de sa branche, Saal le seigneur surveillait son domaine. En dessous de lui, le lac miroitait doucement au soleil. Une brise légère de printemps secouait délicieusement les arbres qui s’élevaient ça et là sur la prairie. Des chaos de roches s’éparpillaient autour du lac, sur l’herbe rase et jaunie par le soleil, entrecoupée de petites crottes rondes que semaient nonchalamment les nombreux troupeaux qui allaient paître plus haut, là où l’herbe était grasse. La petite borde se dressait un peu plus loin, seul témoin de la civilisation que connaissait le faucon. Derrière lui, majestueux, le pic d’Anie dominait la vallée. L’un des plus hauts pics des Pyrénées, la montagne des dieux, menaçait tous les êtres de son emprise.

L’œil du faucon parcourait inlassablement ces merveilles : la Nature lui avait infligé la vue la plus magnifique qui soit. Elle s’étendait à une distance phénoménale et il pouvait ainsi distinguer n’importe quel animal de nuit comme de jour, aussi bien derrière lui que devant lui. Soudain, il se figea : l’oiseau s’était arrêté sur une escadrille de grives litornes qui traversaient prudemment la surface paisible du lac. L’une d’elles, moins agile, suivait avec peine ses camarades. Le faucon venait de repérer sa proie. Alors, s’effectua le merveilleux calcul de l’Oiseau-Eclair. Saal s’envola d’un coup d’aile et entreprit une longue ascension dans les airs. L’oiseau s’éleva, de plus en plus loin de la petite troupe de passereaux, jusqu’à n’être plus qu’un petit point dans le ciel pur. Sa trajectoire était sans défaut ; son extraordinaire cerveau venait de tout calculer, de la vitesse des litornes à la direction du vent. Alors, l’Oiseau-Eclair piqua. Les ailes comprimées contre son corps, il venait de basculer, bec en avant, droit sur la petite troupe. Sa vitesse crut à une allure phénoménale*, et, en une seconde, il s’abattit sur les pauvrettes, tel la foudre s’abattant sur la campagne, avant même qu’elles aient pu s’enfuir, averties par le bruit du violent coup de frein. Quand il s’envola de nouveau, la grive gisait entre ses pattes, assommée par l’impact brutal du faucon après sa chute. Digne, il regagna son aire où Jabie, sa petite femelle, l’attendait, couvant tranquillement ses quatre œufs, dont l’un allait avoir une destinée plus particulière que les autres.


III

GUILLAUME LE FAUCONNIER

 

« Il le dresse à sa manière. Il lui fait oublier tout ce que je lui ai appris. Il ne lui apprendra qu’une chose : tuer, tuer, tuer ! »
Jean-Côme Noguès, le faucon déniché

En ce joyeux mois de mai, les trois oisillons grandissaient sans difficulté et le culot* même se portait à merveille. Saal ramenait proies sur proies et Jabie élevait avec amour ses trois bambins.

Cependant, au fort de Laruns, Thierry le tout-puissant passait de beaux jours parmi ses proches, entre les chasses à courre et les tournois sanglants. L’anniversaire de Clothilde approchait et Thierry ne savait que lui offrir. C’est Guillaume le cruel qui lui souffla cette idée : quoi de plus majestueux que l’un de ses faucons pèlerins qu’on aperçoit planer au-dessus des falaises, farouches et solitaires ? C’est ainsi que Guillaume se prépara pour une expédition qui allait être agitée : la traque au faucon.

Sans se douter de l’infâme destin qui se tramait à son insu, Bes, le petit faucon, aîné de la famille, arborait déjà les belles plumes striées dont il était si fier. Dans quelques jours, il saurait voler. Mais d’ici là, tout allait-il se passer comme prévu ? En effet, le grand duc, l’aigle royal, l’autour des palombes et le grand corbeau, qui pullulaient sur ces falaises, n’attendaient qu’un moment d’inattention de Jabie pour s’élancer sur les fauconneaux. Et il y avait cet homme, qui, plus bas, observait sans relâche le nid, attendant son heure.

Ce fut un beau matin de Mai que le drame survint. Ce jour-là, le soleil flambait, telle une torche vivante, le paysage et le lac miroitaient doucement parmi les nombreux batraciens qui croassaient paisiblement dans l’herbe humide. C’est alors que Guillaume entreprit son ascension, une grande sacoche en peau de chèvre suspendue à son cou.

Parmi les faucons, l’alerte était donnée, Saal et Jabie s’envolèrent précipitamment et se mirent à tourner autour de l’intru, espérant le dissuader de son entreprise. Mais Guillaume n’était pas le moins du monde troublé dans son horrible tâche. Dans le nid, les oisillons affolés couraient dans tous les sens, espérant échapper à l’intrus, et Bes, affolé, n’eut pas le temps de réagir. Il se sentit happé par un ogre sans pitié, deux serres crochues l’empoignèrent et l’enfournèrent dans une gueule noire. Le faucon se débattit quelques instants, sentit une poigne s’abattre sur lui et perdit connaissance. Il venait de se rendre compte qu’il avait perdu la plus belle chose qui existait dans la vie d’un faucon : la liberté. Une partie de lui-même venait de mourir.

IV

CLOTHILDE LA DOUCE

 

« Tu as les yeux verts, lui avais-je dit.
– Je crois. Pourquoi ? C’est mal ?
– Tu parles. Il s’en faut. »
Umberto Eco, Le pendule de Foucault

Dans la sombre fauconnerie, Bes était immobile, retenu par une longue lanière de cuir et la tête recouverte d’un capuchon noir, de sorte qu’il ne pouvait ni voir, ni bouger. Soudain, il sentit qu’on lui enfournait un morceau de viande dans le bec, et son capuchon se releva. Qui était donc son sauveur potentiel ? Bes put pour la première fois contempler le visage de l’être le plus abject de la ville. Guillaume était petit, une longue barbe recouvrait son visage, un nez épaté et deux petits yeux l’ornaient. C’est tout ce que le faucon retint de lui. Alors commença un long dressage qui dura plusieurs semaines.

Enfin arriva le grand jour. Clothilde allait fêter ses vingt et un ans. La nature revêtait alors sa robe couleur pourpre et ocre et se dénudait peu à peu, tandis que, dans la montagne, les animaux commençaient leurs réserves pour l’hiver. Mais dans la ville, la population était en liesse. Thierry avait organisé multiples jeux et un grand festin eut lieu ce soir là, pour célébrer l’anniversaire de dame Clothilde, jeune fille brune à la peau très claire et aux adorables yeux verts.

La fête battait son plein, l’ambiance était chaleureuse. Clothilde s’amusait beaucoup et Thierry se réjouissait de la voir si gaie. Mais soudain, au milieu des réjouissances, Guillaume s’introduisit dans la pièce, plein d’excitation et de fébrilité et murmura à l’oreille du seigneur :

« Sire, ça y est. « Il » est prêt. »

Thierry se leva et alla vers sa dame.

– « Douce Clothilde, dit-il, permets-tu que je te remette ton présent en cette heure ? »

La jeune dame acquiesça d’un signe de tête. Alors, Thierry prit la cage de l’oiseau des mains de Guillaume et la lui offrit. Dans l’assemblée, un grand silence se fit. Clothilde regardait Bes et Bes regardait Clothilde. Les deux êtres face à face semblaient de la même espèce. Alors, Bes cligna des yeux sans comprendre, exprimant une détresse profonde. La jeune fille se mit à pleurer. Elle avait compris la souffrance cachée de cet être, que lui-même ne pouvait plus ressentir. Jusque là, tous avaient retenu leur souffle, mais Thierry s’alarma :

– « Que se passe-t-il, ma douce ? Ton cadeau ne te plaît pas ? Que l’on exécute immédiatement ce maudit fauconnier et son cadeau empoisonné ! »

Mais Guillaume avait disparu, s’apercevant de son erreur, sans attendre la colère du seigneur. Clothilde ne répondit pas. Elle prit l’oiseau dans ses bras, celui-ci se laissant faire, alla vers la fenêtre et lâcha Bes dans les airs. Le faucon s’élança sans comprendre, voleta quelques instants avec indécision devant la fenêtre, puis finalement s’éloigna dans le ciel. Alors Clothilde se recula, fière et belle dans sa robe cousue d’or, et murmura ces quelques mots :

– « Va, oiseau, va vers ta liberté. Puisses-tu ne l’avoir jamais perdue ! »


V

THIBAULT, LE PETIT PAYSAN

« L’homme n’a point influé sur la nature de ces animaux : quelqu’utiles aux plaisirs, quelqu’agréables qu’ils soient pour le faste des princes chasseurs, jamais on n’a pu en élever, en multiplier l’espèce : (…) ils servent sans attachement, ils demeurent captifs sans devenir domestiques ; l’individu seul est esclave, l’espèce est toujours libre, toujours également éloignée de l’empire de l’homme. »
Buffon, Histoire Naturelle, tome second, Paris, 1770

Bes avait volé de ci de là, son cerveau totalement assombri, observant la forêt et les montagnes. Soudain, il vit un lièvre qui batifolait dans les fourrés ; aussitôt, le réflexe de chasse qu’il avait acquis au cours de son dressage s’activa, et il s’apprêta à piquer. Mais une douleur dans l’aile l’arrêta. Incapable de s’équilibrer, il dégringola entre les branches et atterrit plus ou moins bien dans un buisson touffu.

– « Mince alors ! Mais c’est un faucon ! Moi qui avais pris ça pour une vulgaire corneille ! »

Thibault avait accouru, un lance-pierres dans la main. Il examina avec défiance l’animal inconscient.

– « Si je l’recueille, à moi les ennuis ! Et pourtant, j’peux pas le laisser crever ici… Il a un grelot… c’est sans doute une des bêtes à sire Guillaume, réfléchit le jeune garçon, que fait-il donc si loin de la fauconnerie ? ‘Faudrait peut-être que j’aille le lui rendre ?… »

Pourtant, le gamin se sentait attiré par le jeune oiseau blessé.

– « Oh et puis zut ! » fit-il en prenant le faucon dans ses mains.

Il était six heures. Le soleil dardait ses premiers rayons derrière la montagne. Thibault, le faucon affaibli sous une main et son bâton dans l’autre, marchait tranquillement sur le sentier escarpé, suivi de ses moutons qui allaient paître pour l’une des dernières fois près du lac. En effet, les jours raccourcissaient de plus en plus et bientôt la neige allait tisser sa blanche toile sur les Pyrénées, obligeant le troupeau à rester dans la bergerie. L’hiver approchait, cet hiver tant redouté par les montagnards : les avalanches étaient fréquentes et la vie était rude en cette saison. Mais pour le moment, Thibault ne pensait pas à tous ces dangers, gravissant sans difficulté le minuscule sentier qui longeait de profonds ravins, suivi du troupeau qui trottait en file d’un pas assuré et de son chien, en queue, veillant à ce qu’aucun mouton ne s’attarde sur le sentier.

C’est vers dix heures du matin, alors que le soleil était déjà haut, que la petite troupe arriva dans la vallée haute. Thibault y lâcha les moutons, les confiant à Nuage pour le reste de la journée, et se dirigea vers la petite borde pour s’occuper de son faucon. Bes était alors totalement amorphe et ne réagissait plus aux manipulations du gamin qui soignait avec adresse l’aile endommagée. Puis le faucon sembla se réveiller petit à petit, au fur et à mesure de sa guérison. Mais Thibault devait partir, et il ne savait que faire de l’oiseau. Il décida enfin de le laisser là jusqu’au lendemain, avec un peu de nourriture, et repartit vers la vallée en compagnie de son troupeau, maintenant repu. Il arriva à Lescun aux environs de sept heures, conduisit le troupeau à la bergerie et s’écroula sur sa paillasse, dans la pièce commune, épuisé par cette rude journée, avant de s’endormir profondément. Demain serait un autre jour.

Et ainsi, jour après jour, semaine après semaine, Thibault réapprenait l’instinct au jeune faucon avec patience et application. Les neiges et le froid s’étaient installés sur les cimes, le garçon dut descendre Bes et l’emmener dans la vallée, où il continua sa rééducation en cachette. Et le printemps revint. Le faucon, qui avait maintenant presque un an, avait retrouvé petit à petit les plaisirs et les joies de la liberté d’esprit, grâce aux dons exceptionnels de Thibault qui avait réussi l’exploit de lui faire oublier tous les instincts meurtriers que lui avait appris Guillaume le fauconnier.

– « C’est le grand jour ! » avait dit Thibault à son nouvel ami, en cette belle journée de printemps. Il était alors monté pour la première fois de la saison à la Table des Trois Rois avec son troupeau. Le garçon avait alors trouvé le moment bien choisi pour rendre à Bes son entière liberté. Thibault lui avait enlevé la lanière de cuir et le grelot qui l’avaient emprisonné pendant tout l’hiver, et, les larmes aux yeux, s’apprêtait à lâcher le faucon dans les airs.

– « Va ! » fit-il enfin en ouvrant les bras.

Alors le faucon s’éleva dans le ciel. Le roi des cieux dominait les montagnes, enfin il connaissait ce qu’il n’avait jamais  ressenti jusqu’alors : la gloire d’être un faucon pèlerin.

Soudain, Bes s’immobilisa. Devant lui, à quelques mètres, perchée sur un piton rocheux, se dressait la plus ravissante créature qu’il avait jamais vue.

C’était Kara.

VI

KARA OU LA JOIE DE VIVRE

« Par l’ardeur inaltérable de ses feux, par sa fidélité édifiante et son dévouement énergique aux principes de la supériorité féminine, il (le faucon) personnifie l’Amadis, le Roland, le Don Quichotte, la fleur des pois de la chevalerie. »
A. Toussenel, l’esprit des bêtes

Kara était une petite femelle d’un an, revenue récemment de migration, qui cherchait maintenant le mâle avec qui elle allait lier sa vie. Dès que Bes la vit, ses instincts animaux reprirent le dessus. Il monta dans les cieux, piqua soudainement sur une proie imaginaire, vrilla dangereusement au bord de la falaise ; bref, fit mille et milles acrobaties pour conquérir le cœur de la belle. Et cela ne tarda pas à arriver : Kara s’élança de son rocher et l’accompagna dans ses jeux. Ils étaient mariés, à la vie comme à la mort. Puis Kara se posa sur une plate-forme de la falaise : elle avait choisi son nid.

Et ainsi les années s’écoulèrent, dans le plus parfait bonheur. Bes avait totalement oublié son tumultueux passé et coulait des jours heureux avec Kara, sa douce femelle.

Mais, par un beau jour d’été, alors que leur cinquième couvée venait de s’envoler, la catastrophe survint. Bes et Kara s’adonnaient à leur jeu favori : ils piquaient chacun à leur tour et tentaient d’atteindre la plus grande vitesse. C’était toujours Kara, plus forte et plus lourde, qui gagnait. Soudain, Bes s’arrêta. Il venait d’entendre un sifflet qui lui rappelait des souvenirs désagréables. Guillaume était dans les parages. Au deuxième coup de sifflet, Bes perdit la raison. Ses instincts d’esclaves réapparurent et il s’élança vers la provenance des sons. Mais Kara avait pressenti le danger.

– « Krêêê, krêêê ! » faisait la pauvre femelle en tournant autour de son infortuné mâle. Mais Bes était fasciné par les coups de sifflet. Enfin, il arriva à l’endroit où était posté Guillaume le fauconnier.

– « Ce satané faucon est encore parti ! Je crois que je ne pourrais jamais le dresser. Enfin, tant pis, je perds un faucon, et qu’il retourne à ses montagnes chéries ! » rageait-il en enlevant son gant.

C’est alors qu’il vit Kara.

– « Oh ! Mais voilà une forme* bien téméraire ! »

Sa voix se radoucit :

– « Petite ! Viens, ma belle, viens voir ton nouveau maître ! Ne crains rien, je vais faire de toi la plus belle femelle de la fauconnerie ! »

Kara, interloquée, voletait autour du fauconnier. Resté un peu en arrière, Bes venait de recouvrir la raison et de s’apercevoir du danger que courait son épouse. Mais Kara ne savait pas. Elle ne connaissait pas la perfidie de cet homme et se laissait bercer par ses paroles doucereuses. Guillaume lui tendit un leurre avec bienveillance, et sans méfiance, la femelle s’approcha de l’homme pour se nourrir. Alors, Bes apparut, pressentant le danger imminent.

– «  Non, ne t’approche pas de cet homme ! Recule-toi ! Va-t-en ! Va-t-en ! » semblait-il dire de ses cris incessants. Mais il était déjà trop tard. D’un geste vif et précis, tout en évitant les coups de bec de la femelle surprise, Guillaume arma Kara d’un jet et de sonnettes, et la tint ainsi prisonnière pour toujours. Il vit alors Bes, et marqua de l’étonnement :

– «  Mais je te connais, toi ! Tu es le faucon qui provoqua mon déshonneur ! Va-t-en, oiseau de malheur ! Bien que Thierry m’ait pardonné plus tard, tu as causé ma perte, et mes bêtes ne sont plus appréciées ! Je prends ta femelle, mais je ne te prendrais pas une seconde fois ! »

Sur ce, il mit la pauvre Kara dans sa fauconnière et partit.

Bes était accablé. Il retourna piteusement à son aire, et s’effondra, malheureux. Cet homme horrible pesait sur toute sa vie telle une fatalité. Il savait que Kara allait perdre toute sa dignité en captivité, elle si fière et si libre, et cela le brisait.

Bes allait vivre seul, dans le souvenir de son infortunée épouse, et de l’homme fatal qui avait détruit sa vie et sa jeunesse et joué avec son bonheur, comme le chat joue avec la souris.

Et la vie continua.


VII

EPILOGUE

« Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans, si un seul moment les efface ? »
Charles Nodier, Trilby ou le lutin d’Argol

Les années avaient passé. Bes était vieux et solitaire, et il sentait la mort toute proche.

Autour de lui, le printemps était bien entamé, et la nature était en fête. Le lac miroitait au soleil et les troupeaux paissaient tranquillement sur les hauteurs. Mais le faucon ne semblait pas remarquer la joie qui régnait autour de lui. Il se sentait triste et malheureux, ainsi que tous les ans qui s’étaient écoulés depuis la mort de Kara. Les jours lui semblaient longs, trop longs dans sa solitude, et il souhaitait la mort plus que toute autre chose.

Soudain, il se redressa. Devant lui, une silhouette voletait dans les airs. Il la reconnut avec bonheur : c’était Kara, sa douce Kara, qui l’invitait à le rejoindre ! Bes se releva péniblement. Il voulait la retrouver malgré sa faiblesse. Il la voyait, à quelques mètres de lui, et ne pouvait l’atteindre !

– « Krêêê, krêêê ! » répétait-il impatiemment ; « attends-moi, j’arrive, ne me laisse pas ! »

Mais ses ailes lui semblaient lourdes, extrêmement lourdes. Alors, il comprit ce que la silhouette devant le soleil attendait de lui. Sans regret, il abandonna son corps sur le rocher, et, tout léger, s’élança dans les airs. Il était heureux, débarrassé du poids de la vie. Enfin, il retrouvait sa petite femelle, et il n’allait plus jamais la quitter.

Et, plus bas, Guillaume déplorait encore la perte de sa meilleure femelle, tandis que Thibault gardait ses moutons, avec au fond de lui le souvenir de son faucon disparu. Tout autour du lac, chaque plante, chaque animal régissait la nature à sa façon, et personne ne semblait voir les deux silhouettes qui dansaient au soleil.

S’ils avaient pu escalader les falaises, près de la Table des Trois Rois, ils auraient sans doute trouvé le cadavre d’un faucon, encore chaud, les plumes remuant dans la légère brise printanière.

FIN

* abri de bergers
* Un faucon pèlerin peut atteindre cent dix mètres par seconde, soit trois cent quatre-vingt seize kilomètres heure !
* Dernier de la famille, il naît souvent plusieurs jours après son aîné.
* La forme est le nom donné à la femelle du faucon par les fauconniers.

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